lundi 28 mai 2012

Cinq cœurs et un bonnet d’occasion


Je rêve encore parfois de cette époque perdue où les samuraï pizza cat's venaient nous délivrer des méchants. Où les chevaliers de tout horizons n'avaient d'autres buts que de sauver la princesse du grand oppresseur. De ce monde simple où l'on pouvait parler de héros sans voir son interlocuteur pouffer de rire au seul titre que de croire en un monde meilleur est stupide. J'ai vécu avec ces images structurantes des sauveurs de dernières minutes, ce qu'on appel maintenant la sous-culture, et ces schémas auront bien plus apportés à mon développement que la lecture de Descartes ou de Platon. Non pas que la philosophie n'ait pas été intéressante, au contraire, mais elle présente la force maligne de retirer à l’homme cette capacité à l'émerveillement. La seule part d'humanité que nous n’ayons jamais eu se trouve désormais ensevelie sous une couche de factures angoissantes. Et puis un jour, mue par une idée qui semblait tenir du bon sens, je suis allé à l’université. Au terme de ces quatre années j’ai touché à la science politique, fait de la sociologie, eu un bachelore  en psychologie, bu une quantité impressionnante d’alcool en tous genres, n’ait pas couché avec autant de femmes que je l’aurais voulu, ait été interdit bancaire après avoir fait pour 10'500 francs de prêts, changé quatre fois d’appartements, eu un radiateur brulé, une fuite d’eau qui se transforma en inondation, une bronchopneumonie, une infection urinaire et un nombre incalculable de poursuites judiciaires. Je n’ai toujours pas bien compris Freud et ne le comprendrai sans doute jamais, je ne suis pas bien certain de trouver un emploi et je suis sûr qu’au moins trois de mes professeurs ont ou vont avoir très bientôt des tendances psychotiques. Pourtant dans tout ce bordel j’ai rencontré des gens comme moi. Paumés dans des couloirs obscure, errant dans un système dénué de toutes logiques. J’ai vécu des histoires de filles qui furent superbes, surprenantes et parfois pas. Juste tristement ordinaire. J’ai connu l’amitié qui se forme entre deux galères administratives ainsi que les haines de la concurrence estudiantine. Mais voilà, les héros de mon enfance me manquent. La nostalgie se fait étouffante. La voix qui me dit d’avancer est inaudible. Alors on cesse d’y penser, on se retrouve sur l’esplanade avec des amis à essayer de faire comme les autres : réviser nos cours en vue des exams à venir. On décapsule des bières, on ouvre nos bouquins et on fait semblant parce que sinon c’est le découragement assuré. Trop dur et trop chiant pour une pareille journée.
-T’as du feu Pierre ?
C’est Ben qui me demande ça, il est en train de se rouler une clope. Je lui tends mes allumettes. Deux bons potes face à un océan de conneries. Il a le regard vague parce qu’il traverse ce que nous traversons tous avant nos exams ; une querelle avec sa nana. Pas assez de temps à se consacrer, pas assez présent, pas assez tout. Ben lutte, se débat et au final plantera probablement ses partiels sans pour autant sauver son couple. C’est notre lot. Moi il m’aura fallu vingt ans pour arrêter de croire. Croire que les choses s’améliorent quand tout prédit le contraire, croire que les héros gagnent alors qu’en vrai ils se vendent aux plus offrant, croire qu’il suffit d’y croire pour réussir. Ça m’est arrivé comme ça, un jour de pluie. J’ai perdu foi en moi, en mes études et en cette société que l’on essaye de nous vendre comme étant une terre riche en promesses. Oh ce n’est pas grave, ça arrive c’est tout. Plus de batterie, extinction du rêve. Peut-être que Ben saura éviter cet état ; c’est ce que je lui souhaite en tout cas. Heureusement il fait beau. Une journée pour ne rien foutre. Un temps comme on les aime. Nous terminons nos bières en essayant de retenir quelques lignes du vieillissement pathologique de la mémoire en sachant pertinemment que nos notes seront à l’image de notre investissement personnel. Fumer dans ce parc nous semble préférable à la réussite scolaire, c’est ce qu’être étudiant a toujours représenté dans l’esprit de l’ado que j’étais à 15 ans. Tirer des taffs comme un grand, voir des filles et terminer ses études sans encombre. 7 ans plus tard j’ai un trou de 10'941 francs exactement sur mon compte en banque, je glande au soleil mais ce n’est que pour mieux fuir mon appartement ; ce gouffre à fric qui me rappelle le coût de mon indépendance.
Un natel vibre furieusement sur le sol. Ce n’est pas le mien, c’est celui de Ben qui tremble à la simple idée de répondre. Il sait comment les choses vont se passer et il sait qu’il ne peut y échapper. Il fut un temps Sisyphe portait un énorme rocher, notre époque est plus pragmatique, elle a réduit le rocher à un portable.
-Attends deux secondes, je vais téléphoner un peu plus loin. Après on se remet à nos cours hein ?!
-Bien sûr.
L’un comme l’autre nous connaissons la mécanique de ce mensonge partagé mais je crois que ça lui fait du bien d’avoir une perspective sérieuse au-delà d’une bière ou d’une engueulade. J’attends. Je bosse un peu par principe, surtout parce que j’ai l’air un peu con tout seul et que j’ai l’impression de devoir justifier ma présence aux yeux des autres étudiants qui passent. Ben revient une vingtaine de minutes plus tard avec une sale gueule.
-Je crois que c’est fini, me dit-il le regard sombre. A mon avis ça l’était depuis longtemps mais je ne lui en parle pas. Pas besoin de remuer le couteau, il en bave déjà assez comme ça.
-Merde.
-Ouais, tu l’as dis.
On se fume une clope en silence avant qu’il ne se lève en s’excusant et qu’il ne se tire. Il est parti la récupérer, il fait toujours ça. Parce qu’il l’aime. Alors je regarde mon pote s’en aller le cœur fendu avec l’espoir qu’il retrouve sa meuf en train de se faire sauter par un autre mec, ça serait définitif. Il lâcherait l’affaire et irait de l’avant. Enfin je pense ça… Je suis même pas foutu de dire merde à mon père qui allonge son fric dès qu’il se fout de moi. Et comme j’ai besoin de fric je ferme ma gueule. On a tous des crasses à régler et je me prépare à partir affronter mon appartement poisseux ainsi que mon frigo vide.
-Sc’use moi, t’aurai pas une clope?
Je me retourne et tombe nez à nez avec une fille aux allures d’elfes des bois psychédélique. Elle était magnifique, belle et tout un tas d’autres adjectifs plutôt valorisant. Trop belle j’ai pensé. J’ai même un peu trop pensé parce que là ça faisait bientôt 45 secondes que je la matais sans rien dire. Une grande perche brune habillée dans une sorte de jupe trop grande qui laissait apparaître un soutien-gorge rouge vif.
-Eh oh ! Je te parle ! T’aurai pas une cigarette?!
-Ah, heu si si bien sûr.
J’ai sorti mon tabac maladroitement et je crois avoir roulé la pire clope de tous les temps. Une sorte de cône afro. Le genre de truc qui vous fait passer pour un débutant, un môme.
-Laisse je vais le faire, a t-elle dit en me prenant le paquet des mains.
Et puis elle s’est assise.
-Je m’appelle Noémie au fait. No pour les amis.
-Pierre. T’es en cours ici ?
-Ouais, m’a-t-elle répondu en recrachant de la fumée. Ça m’a troublé.
-Un truc genre lettre j’imagine ?
-Nan, loupé. Mais tout le monde croit ça. En fait je suis en crimino.
-Sérieux ?!
-Eh ouais mon pti, crimino ! Et toi ? Attends laisse-moi deviner. T’as une gueule de blasé et t’a pas l’air bosseur. Psycho ?
Elle avait vu juste, qualité qui ne cesserai jamais de m’étonner par la suite. Elle voyait ou pressentait toujours tout. C’était comme ça avec Noémie. On a parlé de Dieu et elle m’a dit qu’elle avait échoué à l’imaginer. Que les concepts que ses parents avaient essayés de lui transmettre s’étaient noyés dans le champ de ses questions. On a parlé de littérature et c’est Bukowski qu’elle m’a cité en premier et ainsi de suite. En tout et pour tout elle n’a dû rester qu’un petit quart d’heure, peut-être vingt minutes mais pas plus. Pourtant une existence entière aurait pu tenir dans cette courte rencontre. J’étais tout d’un coup plongé dans un univers temporel extensible qui me semblait alors infini. C’est en tout cas ce que j’aurai souhaité. J’aurai aimé que sa cigarette ne finisse jamais, que nous puissions rester là à discuter jusqu’à ce que l’hiver lui-même vienne nous déloger de notre bulle chaleureuse. Malheureusement le temps n’est pas une valeur relative ici, il est d’une froide rigueur et il suffit de quitter sa montre du regard quelques secondes pour qu’il vous glisse entre les doigts. C’est en tout cas ce que j’ai ressenti au moment où elle se leva. Une trahison temporelle absurde.
-Merci pour la cigarette, je t’en refilerai une si on se recroise.
Elle disait ça pour être sympa, pour me laisser une chance de l’inviter boire un quelconque verre.
-Hé j’y pense, il y a une soirée ce soir au Zelig. Je crois que c’est un groupe folk ou un truc irlandais. Enfin bref, j’y serai surement donc si tu veux me retaxer une clope là-bas autour d’un verre ?
En vérité je n’avais aucune envie d’assister à cette soirée. Je pensais rester chez moi à attendre que Ben vienne regarder un film en pleurant sur son couple. Mais faute de mieux à proposer je traînerai au Zelig en attendant que Noémie passe. Si elle passait. Et puis il fallait que je tente quelque chose de toutes façons.
-Tu veux encore que je t’apprenne à rouler ?! Me lança elle moqueuse. Pour te remercier je t’offrirai une bière, je serai barman à la fête.
Et elle s’en alla.
Cette rencontre avec Noémie, avec qui je finis par sortir ensuite, souleva en moi un vent nouveau. Une fraîcheur qui déblaya mon esprit moribond de toutes les saletés accumulées au fil des ans. Elle m’inspirait. La colère enfouie depuis trop longtemps, la frustration cachée, les humiliations refoulées. Tout cela me paraissait vain à ses côtés. Le temps d’une fête, d’une danse et d’un baiser elle m’offrit un « tu n’as pas besoin de tout ça » réel et une conscience aiguë de l’instant présent.
Un jour j’ai posé les pieds à l’université et au lieu de l’ennui attendu j’y ai rencontré une femme.